Ruine de Rome
Sur le trottoir sombre et sale, il y avait longtemps qu'elle s'était fait la malle, dame Nature. Mais au pinceau quelqu'un avait écrit son nom sur le ciment, et l'avait même souligné d'étoiles, puisqu'elle était déesse, l'Absente, au ciel comme sur cette terre...
Absurde, ridicule, inutile message ?
Il y a comme cela dans la ville une femme inlassable et naïve qui inscrit partout au pinceau le nom des fleurs sauvages, humbles lutteuses qui poussent au coin des murs.
Mouron des oiseaux, dent de lion, ruine de Rome.
Elle les a toutes observées, nommées et désignées, celles qu'on ne voit jamais, les humiliées et les précaires, les humbles pousses méprisées qu'on piétine en marchant, dans la hâte des villes.
On passe, on lit, on regarde, on se dit : "Tiens, c'est donc un mouron des oiseaux, ce bouquet pâle ? Est-ce vraiment la ruine de Rome, ce brin de myosotis qui rampe sous les murs ?" Puis on n'y pense plus.
Mais voilà qu'on repasse dans la rue, quelques jours, quelques semaines ou quelques mois plus tard... le round-up a enterré le mouron des oiseaux, la dent de lion s'est pendue aux barbelés, et la ruine de Rome s'est étouffée de mégots... On s'arrête un instant, on repense à la fleur dont le nom s'étire encore si blanc sur la pierre tombale du trottoir, et on regrette de l'avoir négligée, on l'aime tant, soudain, qu'on prie comme un idiot pour qu'une mince radicelle lutte encore sous l'asphalte, qu'on l'arrose de prières, pour qu'elle ne meure pas.
Car c'est de n'être plus là que si peu, de nous avoir quittés peut-être, de pouvoir disparaître, qu'elle nous devient, la Délaissée,
si précieuse.