Expression
Cette fois c'est sûr et je le sais.
Qu'on nous l'a condamnée la maison d'autrefois.
Sur le portail de fer j'ai lu le grand faire-part.
Alors c'est vrai c'est donc bien vrai.
Que c'est permis que c'est possible.
De démolir d'un coup de croc
le cerisier trapu et le prunier aigu
les rires des jeunes filles et les pleurs de l'enfant
le grand perron de pierre qui mène à la cuisine comme il irait au ciel
et la cave profonde qui glisse vers la peur
les cheveux noirs et bleus de ma jeune grand-mère
et le linge bien blanc qui sèche dans le vent
la ronde du poisson les signes de la main
de mon grand-père là-bas sur le quai de la gare
et la balançoire folle qui fait le tour des heures
et tant de nuits bercées par le fracas des trains qu'on n'entend même plus
mais qui s'en vont au loin emportant notre vie.
C'est vrai que c'est permis ?
Est-ce que c'est bien possible
De mordre dévorer
la tendre joue des jours
de douceur et d'amour.
De mâcher sans démordre
d'une sombre bouchée
les joies les bavardages
et les pleurs les disputes
qui se pendaient aux rires
comme l'ombre aux jardins
grandis dans le soleil ?
Ragoût de bulldozer,
consommé de poussière.
Permis. C'est donc permis.
Permis de démolir.
De tout saisir en ruines dans les mâchoires du temps.
En approchant plus près, au fond de la boîte aux lettres éventrée crucifiée, j'ai aperçu un mot, rouge et couché dans l'ombre :
"Expression"
Expression ?
Expression. Je demande la parole. Expression, votre Honneur.
Qu'avez-vous donc à dire ? l'affaire est entendue. Mais nous vous écoutons.
Rien d'autre à exprimer, à dire et à écrire, à redire à récrire, que cette plainte, sans cesse enregistrée, et jamais prise en compte,
mon témoignage indéfectible
ma déposition inlassable
contre le temps,
ce tueur dément,
contre le temps,
ce loup voyou,
contre le temps,
ce vieux filou.