Monsieur Durand et monsieur Cornichon
Quand je l'ai aperçu, dans la rue, un peu fourbu, encore vaillant, et décidé toujours à poursuivre sa route, ce vieux, si vieux fourgon Citroën, tout a été là soudain, si neuf - intact. Parfait.
J'ai cinq ans j'ai six ans j'ai l'âge de l'enfance que je ne cesserai jamais d'avoir. Le fourgon Citroën est garé sur la place de l'église où chaque été s'installe un cirque.
Et le village autour de moi tourne comme le monde, immuable et parfait.
Monsieur Cornichon et monsieur Durand, monsieur Durand et monsieur Cornichon sont les deux épiciers du village.
Installés à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre ils se sont partagé le monde.
Monsieur Durand tient boutique sur la route de Selommes qui serpente vers l'est, qui est aussi la grand-route de Blois s'enroulant jusqu'à l'ouest. Monsieur Cornichon tient boutique sur la route de Rhodon qui coule vers le nord, qui est aussi le chemin de Merlette ruisselant vers le sud.
Monsieur Cornichon vend des berlingots colorés dans des bocaux de verre, et il les emballe dans des cornets de papier brillant. Monsieur Durand torréfie le café chaque samedi, et l'odeur de l'Afrique, toute poivrée de soleil, emplit les cours de ferme où rêvassent les vaches.
Monsieur Durand vend de la toile cirée, de la ficelle et des bottes de pêcheur. On ne trouve pas ces articles chez monsieur Cornichon, mais on y trouve des journaux, des revues sur papier glacé, et même quelques volumes de la bibliothèque rose et de la bibliothèque verte.
Monsieur Cornichon est déjà vieux. Il a des moustaches toutes blanches et des yeux malicieux pochés de rides et de taches brunâtres. Monsieur Durand est encore jeune, il est blond et sérieux, il a une fille qui s'appelle Carmen et qui est mon amie à l'école.
Monsieur Durand fait des tournées dans son fourgon Citroën et conduit aux hameaux isolés les merveilles de ce monde. Jamais on n'a vu monsieur Cornichon hors de sa boutique, qu'il emplit de son gros corps aimable et de sa voix puissante.
Monsieur Cornichon bavarde et cancane. Monsieur Durand se tait.
On va chez l'un et on va chez l'autre, on va chez l'autre et on va chez l'un, en comptant bien les fois, pour ne faire tort ni à l'un ni à l'autre, pour ne fâcher ni l'autre ni l'un, et aussi parce que, de l'un et de l'autre, et de l'autre et de l'un, autant que de l'est et du nord, et du sud et de l'ouest, on a besoin.