Isabelle

Publié le par Carole

Isabelle
Elle s'appelait Dolly. Elle était mignonne et avenante, on lui criait "Hello" et on sifflait quand elle passait dans les rues. Mais elle a vieilli, s'est empâtée de rouille et aujourd'hui, elle se traîne en épave, morose et grisonnante, derrière ses deux chevaux boiteux. Loin du périphérique et bien loin de Paname. Comme mon Isabelle.
 
Mon Isabelle. Vous ne la connaissez peut-être pas encore... Il y a des années pourtant que nous vivons ensemble. En tout bien tout honneur, n'allez pas croire !  Des années... seize ans ? dix-sept ans ou dix-huit ? je ne sais plus très bien... 
C'est une vieille ZX. Autrefois vert forêt, elle est aujourd'hui vert bouteille - de ce vert incertain que prennent les bouteilles échouées au fond des océans. Je l'appelle Isabelle depuis que j'ai découvert, sous mon siège, la photo de la précédente propriétaire, une photo d'identité, montrant une très vieille dame à cheveux très blancs. Au dos de la photo, il y avait son nom, Isabelle X... - le même nom qui figurait sur les papiers qu'on m'avait remis, chez le marchand d'occasions. Je me suis demandé si la voiture d'Isabelle n'avait pas été vendue après son décès. Et j'ai pensé que si je la conservais longtemps, Isabelle vivrait encore un bon moment après sa mort. Je suis quelqu'un qui a ce genre d'idées. En fait, je suis surtout quelqu'un qui aime garder les objets, même vieillis, démodés et cassés, quelqu'un qui ne se décide jamais à jeter, quelqu'un qui entasse au grenier tout ce qu'on ne répare plus - aujourd'hui qu'on ne répare plus rien. Voilà comment je suis.
Quant à mon Isabelle...
...mon Isabelle, vieille dame de vingt-quatre ans bien sonnés, se hâte lentement vers ses vingt-cinq, mais elle est encore verte, comme je vous l'ai dit. D'habitude, préférant ronronner quand je l'emmène en promenade, elle parle peu, jamais pour ne rien dire et jamais pour se plaindre, seulement pour m'annoncer que le niveau d'huile s'effondre ou que le radiateur s'échauffe et que nous ferions mieux, tout compte fait, de rentrer au bercail. Une brave bête de voiture, comme vous voyez. Le bon cheval, comme on dit.
Or voilà que depuis un mois Isabelle ne cesse plus de fulminer. Voilà qu'Isabelle, qui pourtant ne lit pas les journaux, et qui depuis des années n'a plus la radio, vient d'apprendre qu'on ne veut plus d'elle à Paris. Elle a passé, c'est évident, les dix-neuf ans fatidiques : elle est trop vieille, elle est trop sale. 
- Sale ? Moi  ! moi qui ne dors qu'à la belle étoile, moi que lavent les pluies d'été et que la mousse habille pour l'hiver ! Moi qui ne crache qu'un peu d'huile et ne fume que du bleu ! Moi qui m'économise et ne sors qu'en cas de besoin, moi qui ai grillé dans ma vie entière à coup sûr moitié moins de pétrole qu'un de leurs quatre-quatre du XVIème en seulement une année...
Isabelle est vexée, Isabelle se déprime.
Isabelle, pourtant, ne va jamais à Paris. Ou, si d'aventure elle s'y risque, n'y circule qu'en taxi. Isabelle est une vieille dame raisonnable, qui sait bien que ses rhumatismes exigent beaucoup d'huile, que les embouteillages lui donnent une soif atroce. Comment aurait-elle l'imprudence de se mêler à l'agitation d'une grande ville, elle qui ne trottine plus guère, tout doucement, que jusqu'au supermarché ou jusqu'à la bibliothèque du quartier ?
Mais voilà, Isabelle est offensée. Isabelle est angoissée. Je n'arrive pas à lui faire entendre raison.
- Aujourd'hui, gémit-elle, on m'interdit d'entrer à Paris, et demain, demain, c'est sûr, on m'euthanasiera !
- Isabelle, voyons, tu sais bien que jamais je ne...
- On m'euthanasiera, je te dis... et c'est toi-même qui me mèneras au boucher. Un jour, tu feras semblant d'aller chercher des pommes, ou un livre que tu as déjà, et tu me conduiras à l'abattoir... pour une prime, ou pour rien, juste pour en reprendre une autre, une jeunette fringante qui aura le droit d'aller partout...
- Un procès d'intention ! Isabelle, je n'ai pas mérité... moi qui t'ai toujours bichonnée, entretenue à grands frais, moi qui jamais n'ai consenti à me séparer de toi... 
Mais Isabelle n'en démord pas. Isabelle ne cesse plus de grogner. Isabelle est déprimée.
Parfois, quand l'énergie lui revient un peu, elle se met à philosopher :
- Pourtant, ils ont une âme humaine, les objets...
- Bien sûr, tout le monde sait cela : "Objets inanimés, avez-vous donc une... "
Mais elle m'interrompt, furieuse :
Non, pas l'âme sotte et sentimentale que leur prêtent les poètes, avec leur manie de tout éthérer.. mais l'âme forte et solide que leur donnent tout à la fois le travail qui les fabriqua, l'ingéniosité qui les imagina, et la souffrance ou le simple besoin qu'ils apaisent. Ils sont humains, les objets des humains. Et vous, ingrats, vous ne songez qu'à les jeter pour les remplacer par de plus neufs, que vous croyez meilleurs, que vous trouvez plus propres, tandis que vos déchets s'accumulent, hideux, toxiques et étouffants, sur une terre qui n'en peut plus de donner ses entrailles...
Si seulement, sots que vous êtes, vous compreniez qu'il faudrait les soigner et les réparer, les conserver et les amender, les épargner, surtout, et ne les employer qu'à bon escient, les objets que vous avez fabriqués avec tant de peine, plutôt que de les gaspiller et de les mépriser, et vous précipiter, comme s'ils allaient résoudre vos problèmes, sur de nouveaux produits dont vous ferez aussitôt de vieux déchets tout neufs !
Voilà comme elle m'assomme tous les jours, mon Isabelle.
Et moi, bien que je la trouve très injuste, et que ses jérémiades fassent mûrir dans mon esprit sournois le projet de la remplacer bientôt par une plus jeune et plus joyeuse, je me dis quelquefois qu'elle n'a pourtant pas entièrement tort, mon Isabelle...

Publié dans Fables

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