Des femmes de fil

Publié le par Carole

Des femmes de fil

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La bobine tournoyante d'où s'élance le fil, empruntant le chemin compliqué et patient qui lui fait un destin. La canette et le guide-fil.
Et la machine grise, vaillant petit dragon labourant sans répit avec ses dents d'aiguille le tissu remâché sur le doux pied-de-biche. 
 
La canette, la machine. Le pied-de-biche, le guide-fil.
Je n'ai rien oublié. Ces mots étaient chez eux chez les femmes de chez moi.
Les femmes de la famille. Les grands-mères et les mères. Les tantes et les soeurs. Toutes les femmes de chez moi.
Je les ai toujours vues coudre et tricoter, repriser et recoudre. Tracer sur des papiers de soie avec leur craie magique le dessin de nos corps, découper le tissu avec leurs grands ciseaux aiguisés ou crantés, et bâtir et biaiser, dans le droit fil ou à vagues de smocks, de surjets et de fronces. Ourler et crocheter, faufiler, repriser, doubler et galonner, tirer l'aiguille et pousser la navette, à point zigzag, à point d'abeille, à point d'épine, tandis que la machine, bon dragon domestique, mordait à grand fracas le tissu qui vrillait.
Les femmes de ma famille. Elles avaient toujours un fil entre les doigts, une jupe à ourler, une laine à nouer, un ouvrage à filer, une pelote à démêler. Elles cousaient en lisant, crochetaient en veillant, tricotaient en tournant la cuillère à pot, et piquaient en rêvant sur la machine ardente qu'on ne rangeait jamais.
Les femmes de chez moi. Les mères et les tantes. Les grands-mères et les soeurs. Sans fin elles cousaient, tricotaient, nouaient et faufilaient leurs lourds fils-au-Chinois et leurs laines mousseuses et leurs cotons soyeux comme mots à broder. 
C'étaient des femmes de fil.
Des femmes inlassables. Qui habillaient les corps et recousaient les jours. Pour que la vie, toujours, sans noeuds et sans cassures, suive le fil du temps qui ne doit ni se rompre, ni s'emmêler, mais suivre le chemin de canette et d'aiguille, compliqué et si simple, dragonnant et patient, que lui fait le destin.
 

Publié dans Enfance

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M
Quand le prêt-à-porter balbutiait, il y avait nos mères et leurs fils et quel bonheur pour de porter des confections uniques et originales! C'est à peine si je sais tenir une aiguille!
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F
Bel hommage aux femmes à fil!! maman couturière, tante modiste, j'ai manié la vieille Singer mais désormais la nouvelle Singer reste en plan!!! plus le désir de coudre mais celui de découdre sur la toile du net!! A chaque époque, sa machine !!hihi Bisous Fan
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Z
Un joli hommage...
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Z
et puis j'apprends du vocabulaire, moi qui tâte à la machine...
N
Femmes affairées, cousant, filant, tissant la vie. Tu continues à ta façon, tressant les idées et les mots.
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M
Et avant ces femmes proches, leurs mères ou les mères de leurs mères qui ne se contentaient pas de coudre, crocheter, tricoter, mais filaient la laine. Magnifique évocation d'une activité ancestrale, essentielle qui tissait le fil du temps et que nous laissons désormais plus souvent aux industries chinoises qu'à nos doigts devenus bien malhabiles.
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C
Belle évocation des Parques de la vie. Je les préfère aux autres.
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J
Un fil sans fin se faufile enfin, si fin, si femme. JP
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Q
Que j'aime ta façon d'en parler...<br /> Chez moi aussi... et je continue dans la lignée.<br /> Toujours avoir au moins un ouvrage en cours, pour ne jamais rester sans rien faire de ses mains.<br /> Merci pour tout, Carole.<br /> Passe une douce journée.
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A
Point d'abeille et point d'épine, navette et pied de biche, comme c'est bon de lire ces mots!<br /> Tout comme le fer aplanissait les jours difficiles, l'aiguille les recousait et c'est peut-être un peu pour cela que tant de femmes aujourd'hui se remettent aux travaux d'aiguilles longtemps abandonnés...
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J
Ah... pareil chez nous, la vieille Singer à pédale et autres aiguilles à tricoter, à crocheter... les femmes d'hier savaient l'un ou l'autre, ou plus... de nos jours Eve achète tout fait le plus souvent... merci, JB
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