Brins de chaise et barreaux de paille
Hier, dans l'autobus. Un tout jeune homme, vêtu de ce qu'autrefois on aurait appelé des haillons - un jean sale et troué, des chaussures de toile déchirées, un pull de coton délavé couvert de taches - m'a demandé, avec le naturel des habitués, une pièce "pour manger". "J'ai vraiment très faim", a-t-il dit en empochant la pièce. Son téléphone a sonné juste à ce moment (même les plus pauvres ont des téléphones aujourd'hui, sans lesquels en effet ils ne pourraient survivre). Longue discussion du jeune homme avec une inconnue à la voix irritée. Apparemment, envoyé à une lointaine adresse en banlieue pour y prendre un travail, il y était allé en bus, le bus l'avait laissé à plusieurs kilomètres, ensuite il avait dû longtemps marcher dans un labyrinthe pavillonnaire, s'était égaré, et était arrivé trop tard. Au bout du fil, la femme paraissait vraiment mécontente.
J'ai remarqué les brins de paille piqués sur le sac à dos et dans les cheveux du garçon.
Pourquoi faut-il toujours que je remarque d'aussi menus détails, pourquoi faut-il que je reste, fascinée, à regarder, l'esprit emprisonné dans les détails les plus dérisoires, ce qu'il ne m'importe pas d'avoir vu ?
A la descente du bus, j'ai aperçu dans un caniveau ce mégot de cigare. C'était un Partagas de grosse cylindrée. Avec sa bague en rouge et or qui aurait pu orner le gros doigt boudiné d'un Midas. Je suis encore restée là, fascinée, à regarder sottement ce débris que le Luxe, en passant, avait négligemment abandonné aux mendiants des trottoirs.
Un brin de paille et de misère. Un barreau de chaise au caniveau. Pourquoi est-ce que je perds mon temps à regarder ça ? Est-ce qu'on peut faire un récit avec ça ? On ne peut rien faire de bon, on ne peut rien faire de propre, on ne peut rien faire de sensé avec ça.
Non, vraiment, non... Un Partagas mal fumé, un jeune homme affamé, un mégot plaqué luxe écrasé dans la boue, une pièce d'un euro dans le creux d'une main, 13 euros de tabac au fond d'un caniveau, un gamin sur la paille, et un cigare doré au doigt du roi Midas... ça n'a aucun sens, aucun sens, n'est-ce pas ? Dites-moi que ça n'a aucun sens...