A quai
Un quai désert et sombre. Sur l'unique banc de fer, une femme s'assied. Agée, usée, pauvres savates aux pieds, manteau gris pauvreté sur ses épaules maigres. L'air dur, hostile. Elle mâche on ne sait quoi comme on mâcherait un mauvais coup.
J'attends la suite.
Voilà, il entre en scène en boitillant, il la suivait. Encore plus vieux, encore plus gris, encore plus pauvre, pitoyable et voûté, il s'approche lentement de la femme. Il lui demande quelque chose à l'oreille, et, comme il murmure à la façon des sourds et des acteurs, j'entends nettement que c'est "un peu d'argent".
Elle jubile.
— Non ! T'as qu'à travailler.
L'homme s'éloigne, tête basse, l'air honteux, résigné. Elle a cessé de remâcher, et crache maintenant son sourire de triomphe. Puis, quand le train s'arrête pour la prendre, elle grimpe alertement, rajeunie de mépris. Lui reste tout là-bas, au bout du quai, de plus en plus fatigué et voûté, à regarder de loin.
Je ne sais pas pourquoi, j'ai eu l'impression qu'ils se connaissaient bien, ces deux-là. Que sans doute ils l'avaient souvent jouée, cette scène étrange, grotesque et brutale comme une bribe de Beckett. Un sketch écrit d'avance par l'éternelle humanité, où elle aurait été le maître et lui l'esclave. Deux rôles d'ailleurs parfaitement interchangeables. Aussi misérables l'un que l'autre, évidemment.